dimanche 10 février 2008

2B. Histoire de François Hann et Marguerite Forsé (par F.Oster)

Paris Janvier 2008


1. Un rêve d’adolescent...

Cela fait maintenant plus de trente ans que j’ai découvert, par hasard, des photos de famille anciennes dans la maison de mes grands-parents. L’une d’elles présentait mes arrière-grands-parents, Madeleine Hann et Michel Tailleur le jour de leur mariage en 1897.
Madeleine et Michel sont les parents de Louise Tailleur, épouse Kieffert, ma grand-mère maternelle.

Une autre montrait leur tombe quelques décennies plus tard, dans les années 1950. Sous la plaque tombale principale, mentionnant mes arrière-grands-parents, une petite plaque portait les noms de François Hann (1823-1890) et Marguerite Forsé (1825-1905).


J’interrogeai ma mère à leur sujet, qui m’expliqua qu’ils étaient les parents de Madeleine. Il s’agissait donc de mes arrière-arrière-grands parents…Tous deux étaient nés il y a plus de 150 ans à l’époque, et cette découverte fut pour moi un saut incroyable dans le passé. De plus, ma mère m’indiqua que la plupart des frères et sœurs de Madeleine (donc les enfants de François et Marguerite) avaient quitté l’Europe pour s’installer aux Etats-Unis. Ainsi, je devais avoir des dizaines de cousins de l’autre côté de l’océan Atlantique, sans les connaître, car le contact avait été perdu entre les branches européennes et américaines après la Seconde Guerre Mondiale.

Ceci ouvrit la voie à des recherches généalogiques que j’entrepris dans les années 1980 et 1990. J’ai identifié pour l’instant plus de 1000 ancêtres, dont beaucoup sont les ascendants de François et Marguerite. En 1996 ma cousine française Emilie Jacquemin put reprendre contact avec nos cousins américains, dont Edward Walck et Peggy Drab. J’estime que François et Marguerite comptent aujourd’hui environ 500 descendants vivants des deux côtés de l’Atlantique Nord.


2. François et Marguerite.
François Hann et Marguerite Forsé donnèrent naissance à dix enfants entre 1848 et 1870. Trois restèrent en Europe, tandis que six (ou sept) émigrèrent aux Etats-Unis dans les années 1880-1890.

Ils vécurent en Lorraine, aujourd’hui une région française, traditionnellement divisée en deux zones linguistiques: des dialectes germaniques d’un côté et des dialectes romands de l’autre. C’est pourquoi la région fut convoitée sans interruption par la France et par l’Allemagne, avec de fréquents changements de frontières.


Ils habitèrent Colmen, un petit village lorrain situé à présent en France, du côté germanique de la frontière linguistique, à 4 km de la frontière actuelle avec l’Allemagne. Colmen est le lieu de naissance des dix enfants de François and Marguerite.


A quoi ressemblaient François et Marguerite ? Nous n’avons malheureusement pas de photos d’eux. Marguerite était toujours en vie lors du mariage de sa fille Madeleine en 1897, mais aucune photo de l’ensemble des invités n’a été prise à cette occasion. D'après les photos de l'époque, il pouvaient avoir cette allure:



3. Leur vie à Colmen.
Au 19e siècle, Colmen était un petit village dont les trois routes principales conduisaient à une place centrale formant un triangle. La maison de François et Marguerite donnait sur la place. François était forgeron, exerçant son activité dans la grange attenante à la maison. Il possédait également quelques têtes de bétail, et des prés pour pouvoir les nourrir.

Marguerite et François donnèrent naissance à dix enfants:
1. Nicolas (n. 1848)
2. Pierre (n. 1850)
3. Michel (n. 1852)
4. Jacques (n. 1854)
5. François (n. 1857)
6. Anne (n. 1859)
7. Antoine (n. 1861)
8. Marguerite (n. 1863)
9. Catherine (n. 1865)
10. Madeleine (n. 1870)

Cela fait quasiment une naissance tous les deux ans, à l’exception notable de Madeleine la benjamine, née cinq ans après Catherine, alors que sa mère avait 44 ans et son père 47 ans.

Tous vécurent à l’âge adulte, ce qui était rare pour l’époque, du fait de la mortalité infantile importante.


4. Leurs origines.
François est la cinquième génération du même nom, et la quatrième avec les même nom et prénom. Son grand-père s’installa à Colmen vers 1780, en provenance du village voisin de Neunkirchen.

Son père est né à Colmen, mais sa mère, Catherine Hoffman, lui donna naissance à Pachten en 1823, son propre village natal, à 17 km de Colmen. Pachten était à l’origine en Lorraine, mais fut cédé à la Prusse avec l’ensemble de la région de Sarrelouis après la défaite de Napoléon à Waterloo en 1815. La localité est située actuellement en Allemagne.

Nicolas HANN (vers 1680-1717)
François HANN (1713-avant 1780)
François HANN (1758-1834) Tailleur. S’installa à Colmen vers 1780.
François HANN (1794-1875) Laboureur. Né à Colmen
François HANN (1823-1890) Forgeron. Né à Pachten (Prusse)

L’épouse de François, Marguerite Forsé, est originaire de Grosshemmersdorf, à 7 km à l’est de Colmen, où elle est née en 1825. Tout comme Pachten, ce village fut cédé à la Prusse en 1815. Il est aujourd’hui en Allemagne. Marguerite est la cinquième génération de Forsé, tous originaires du même village.

Valentin FORSE (vers 1690-1751) Maître d’école
Stephan FORSE (vers 1720-1763) Cordonnier
Heinrich FORSE (1747-1807) Laboureur
Jean FORSE (1785-1848) Laboureur
Marguerite FORSE (1825-1905)


5. Des Français d’origine germanique.
Colmen est à présent situé en France, dans la partie septentrionale de la Lorraine, qui appartient traditionnellement à l’aire linguistique germanique, tout comme la province voisine d’Alsace. La Lorraine est traversée par une frontière linguistique qui est la conséquence des « invasions barbares », lorsque les peuples germaniques envahirent la rive gauche du Rhin, partie de l’Empire Romain, et s’y installèrent en partageant certains territoires avec les Gallo-Romains, telle la Lorraine. La frontière linguistique se stabilisa vers l’an 1000, divisant la Lorraine en deux. Depuis, et jusque récemment, la région a été convoitée sans interruption à la fois par la France et par l’Allemagne :

- En 925, la Lorraine fut annexée au Saint Empire Romain Germanique.
- Le royaume de France s’empara progressivement de toute la région entre 1550 et 1766.
- En 1815, après la défaite de Napoléon à Waterloo, le territoire autour de Sarrelouis fut détaché de la Lorraine et cédé à la Prusse (le pays « ancêtre » de l’Allemagne).
- Entre 1871 et 1918 la Prusse annexa la partie germanophone de la Lorraine, qui devint une province de l’Empire Allemand, avec l’Alsace.
- Ceci se reproduisit durant la Seconde Guerre Mondiale, de 1940 à 1945.
- En 1945, la Lorraine revint définitivement à la France.

Moyennant quoi, Madeleine, la fille benjamine de François et Marguerite, changea quatre fois de nationalité au cours de son existence. Elle naquit française en 1870, devint allemande en 1871 et de nouveau française en 1918. En 1940, elle eut la nationalité allemande pour la seconde fois, et devint définitivement française en 1944, deux ans avant sa mort (1946).

La langue maternelle de Marguerite et François n’est pas le français, mais le dialecte allemand parlé en Lorraine septentrionale. François fréquenta l’école française à Colmen et maîtrisait sans doute bien le français. Il signait en tant que « François » et non « Franz », l’équivalent allemand, comme le faisaient son père et son grand-père.
Sa mère, Catherine Hann, née Hoffman (1800-1881), ne savait pas écrire, et ne parlait que le dialecte.

La femme de François Hann, Marguerite, parlait également le dialecte, mais elle fréquenta probablement l’école allemande, dans la mesure où son village d’origine, Grosshemmersdorf, était en Prusse. Sa signature révèle une maîtrise approximative de l’écriture.

Ainsi, ces personnes se sentaient-elles plutôt françaises ou allemandes ? En 1870, une guerre éclata entre la France et la Prusse. Colmen fut envahi par les soldats prussiens durant l’été, alors que Madeleine, la petite dernière, n’était qu’un bébé. Les soldats s’emparèrent de l’unique vache de la famille, dont le lait était pourtant nécessaire pour nourrir le bébé, menaçant de tuer la mère s’ils n’obtenaient pas satisfaction. Après la défaite des armées françaises et l’annexion en 1871 de la Lorraine à l’Empire Allemand, qui venait d’être créé, les nouvelles autorités imposèrent l’allemand standard – tel qu’il était parlé à Berlin – comme langue officielle. Il arrivait aux enfants du village d’aller narguer les soldats en leur chantant des chansons en français, puis en s’enfuyant en courant. Aucun de ces épisodes ne fit apprécier les Allemands par les habitants de Colmen. Leurs cœurs restèrent probablement français.


6. Certains restèrent, d’autres émigrèrent.
Parmi les dix enfants de François et Marguerite, six (peut-être sept) émigrèrent aux Etats-Unis dans les années 1880 à 1890. Ils le firent probablement pour des raisons économiques car la région, avec ses ressources agricoles limitées, ne pouvait absorber tout l’accroissement démographique. Certains furent également incités à prendre cette décision pour ne pas rester allemands.

Les deux fils ainés, Nicolas (né en 1848) et Pierre (né en 1850) aidèrent leur père à la forge lorsqu’ils étaient adolescents, et apprirent ainsi le métier. Ils quittèrent Colmen au début des années 1870 et s’installèrent dans des villages voisins où ils devinrent forgerons à leur tour. Tous deux se marièrent et eurent chacun plusieurs enfants.
Pierre Hann dans les années 1880
A l’autre extrémité, Madeleine la benjamine (née en 1870) resta à Colmen, probablement pour s’occuper de ses parents âgés. En 1897, sept ans après le décès de son père, elle épousa Michel Tailleur, un meunier de Freistroff. Le couple s’installa dans la maison familiale à Colmen, et Michel reprit l’activité de forgeron de feu son beau-père. Sa belle-mère, Marguerite mourut quelques années plus tard en 1905. Madeleine donna naissance à huit enfants, dont cinq seulement vécurent à l’âge adulte. Madeleine et Michel fréquentèrent tous deux l’école allemande, tout comme leurs enfants. Ils parlaient le dialecte germanique à la maison et écrivaient en allemand. L’usage du français disparut probablement à cette époque. Michel fut incorporé dans l’armée allemande durant la première guerre mondiale, heureusement à l’arrière du front (il était quadragénaire). En 1918, lorsque la Lorraine redevint française, les gens exprimèrent leur joie en descendant dans la rue, car leurs cœurs étaient restés français durant le demi-siècle d’annexion.
Madeleine Hann en 1925 avec son mari Michel, leurs cinq enfants et leurs petits-enfants

Entre les frères aînés et la plus jeune sœur, probablement tous les autres frères et sœurs (six ou sept) émigrèrent aux Etats-Unis. Antoine (né en 1861) fut sans doute le premier. Il s’installa à New York dans les années 1880 où il se maria et eut deux fils. Il aida vraisemblablement les autres à le rejoindre en Amérique.

Antoine Hann en 1907 avec son épouse Hilda et leur deux fils

Catherine (née en 1865) émigra à la fin des années 1880 et épousa aux Etats-Unis un français de la province voisine d’Alsace, Ambrose Walck. Ils eurent quatre enfants, dont un décéda en bas âge.

Catherine Hann dans les années 1920 (2e) avec son mari Ambrose (1er), sa belle soeur Hilda (3e) et son frère Antoine (4e)

François (né en 1857) resta célibataire une fois installé aux Etats-Unis:



Anna (née en 1859) s’y maria et eut deux filles.

Jacques (né en 1854) s’installa à Chicago et perdit le contact avec les autres.

L’histoire la plus étonnante concerne Marguerite (née en 1863). Elle épousa Jean Kiefer à Colmen, et le jeune couple s’installa avec la famille du mari. La mère de ce dernier était une femme dominatrice qui considérait Marguerite comme sa servante. Marguerite donna naissance à une première fille en 1888, et ne pouvait accepter d’être traitée de la sorte. Aussi, commença-t-elle à préparer sa fuite. Elle recevait régulièrement de l’argent de son frère Antoine, de New-York. Ses économies devenaient conséquentes quand elle s’aperçut qu’elle était à nouveau enceinte. Alors, elle s’enfuit et alla rejoindre son frère à New York par la route et par la mer. Elle donna naissance à sa deuxième fille aux Etats-Unis en 1890. Là-bas, elle devint sage femme et travailla dur pour élever seule ses deux filles.


Il en reste un qui n’a pas été évoqué: Michel (né en 1852). Nous ne savons pas s’il a émigré ou s’il est resté en France. Mais ma cousine Peggy, la petite-fille de Catherine, se souvient que sa grand-mère lui parlait d’un frère, arrivé également aux Etats-Unis, qui avait pris un train pour l’ouest. Au début il y eut des lettres, puis celles-ci cessèrent. S’agissait-il de Michel ? Etait-il dans un train qui fut attaqué par les indiens, ou est-il mort de soif en traversant le désert ? Personne ne sait.


7. Que reste-t-il maintenant ?
Aucun des descendants de François et Marguerite n’est resté à Colmen. La tombe familiale est toujours dans le cimetière derrière l’église, avec le même aspect que sur la photo des années 1950, découverte chez mes grands-parents. Seule la croix de pierre surmontant la tombe a été remplacée par une croix de fer, et la plaque mentionnant les noms de François et Marguerite a disparu.

La maison a été modernisée, et a perdu son aspect lorrain traditionnel. La grange attenante a été détruite. Un auvent surmonte dorénavant l’entrée, et les fenêtres d’origine ont été remplacées par des fenêtres coulissantes, avec des volets roulants métalliques.

Au centre de la place triangulaire, une statue a été érigée montrant un soldat sous la protection d’un ange. C’est le monument aux morts, à la mémoire des soldats du village tombés durant les deux guerres mondiales, soit sous l’uniforme allemand, soit sous l’uniforme français.




8. Les ancêtres communs de nos ancêtres communs.
La généalogie permet de remonter le temps. Nous avons beaucoup parlé du 19e siècle. Finissons notre voyage par une visite aux 16e et 17e siècles.

François et Marguerite avaient des ancêtres communs, parmi eux Eberdt Baur, né vers 1550 en Allemagne. Eberdt est l’un de nos ancêtres les plus anciens. Il était laboureur à Rammelfangen, 9 km à l’est de Colmen. Son fils, Claus, était le maire de Rammelfangen, ce qui ne la pas empêché d’être condamné pour sorcellerie et d’être exécuté le 13 décembre 1628. Ceci est d’autant plus surprenant que les Baur étaient des gens aisés et influents. Il ne faut toutefois pas oublier que cet épisode se produisit durant la Guerre de Trente Ans, une période particulièrement troublée en Lorraine et en Allemagne.
- Eberdt BAUR (vers 1550 – avant 1609)
- Claus BAUR (vers 1570 – 1628)
- Johann BAUR (1595 – vers 1640)
- Peter BAUR (vers 1625 – après 1691)
- Anna BAUR (1670 – 1732)

Anna Baur donna naissance à Simon Hoffman, l'ancêtre de François Hann, et à Maria Hoffman, l'ancêtre de Marguerite Forsé, comme présenté ci-dessous:

- Simon HOFFMAN (avant 1700 – 1764)
- Nikolaus HOFFMAN (1738 - 1806)
- J.Georg HOFFMAN (1771 - après 1821)
- Catherine HOFFMAN (1800 – 1881)
- François HANN (1823 – 1890)


- Maria HOFFMAN (vers 1700 – 1748)
- Barbara HEISS (1732 - 1812)
- Margaretha BONY (1762 – 1841)
- Madeleine BONY (1785 – 1856)
- Marguerite FORSE (1825 – 1905)


Remerciements tous particuliers à:
- Lucienne Oster, ma mère, pour l’aide précieuse qu’elle m’a apportée dans mes recherches généalogiques.
- Emilie Jacquemin, ma cousine française, grâce à qui le contact a été repris avec nos cousins d’Amérique.
- Peggy Drab, ma cousine américaine, qui m’a fourni des photos anciennes ainsi que des anecdotes transmises par sa grand-mère, et qui a gentiment relu la version anglaise de ce document.